
C’est dire que la mesure dérogatoire traduit de façon particulière (et détaillée) une mesure générale. Il en résulte une nécessité de conformité du particulier au général. Le rapport dérogatoire n’implique pas une contradiction mais plutôt un affinement, une précision, une adéquation. Seulement, le cas échéant, d’une contradiction c’est le spécial qui doit s’appliquer dans la mesure où entre dans ses préoccupations la spécificité qui a pu susciter cette contradiction.
La règle de droit commun fait abstraction de la spécificité d’un cas ponctuel, elle organise une mise en ordre à niveau principiel et ouvre la possibilité d’une modulation circonstancielle. Cependant, une question peut se poser lorsque la règle de droit commun est d’ordre public, lorsqu’elle est impérative et que par conséquent, les conventions particulières ne peuvent pas y déroger.
Au cas particulier de l’Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du GIE (ci-après AUDG), l’art. 2 précise que ses dispositions sont d’ordre public. Commentant cette disposition un auteur dit que " le caractère d’ordre public, interdit toute dérogation et rendrait nulle toutes dispositions contraires, qu’elles soient législatives, réglementaires ou contractuelles ".
Par ailleurs, le même auteur insiste sur le fait que " les seules exceptions possibles ne peuvent résulter que des dispositions de l’AUDG lui même, et qui autoriseraient expressément soit des dispositions dérogatoires, soit des dispositions complémentaires ".
En toute logique, il conclut que " en dehors de ces cas particuliers il y a lieu de considérer que toutes les dispositions de l’AU s’imposent absolument". Cette interprétation se recommande de la logique d’uniformisation qui est au fondement du texte de l’OHADA. En effet, l’uniformisation est une technique d’intégration qui repose sur l’érection de règles matérielles.
Elle vise une certaine homogénéité dans les espaces juridiques concernés au point d’être exclusive de toute idée de pluralisme. En clair " toutes les sociétés commerciales sont soumises au mêmes dispositions" tant il est vrai que la sécurité juridique que le préambule du traité instituant l’OHADA fait figurer comme l’un des objectifs majeurs de l’intégration milite en faveur d’une telle configuration des choses. Qui plus est, l’art. 919 al. 1 est très péremptoire : " sont abrogées (...) toutes dispositions légales contraires aux dispositions du présent acte uniforme ". Une telle formule abrogatoire ne semble laisser place à aucune équivoque. On comprend que l’intention du législateur communautaire ait été de fondre dans le même moule toute " les personnes désirant exercer une activité commerciale " (art. 5).
Le législateur fait ici une analyse substantielle qui considère comme critère d’application de l’AUDG l’activité commerciale. Et c’est justement en considération de cette activité que l’art. 21 pose une règle qui vient lézarder la cohérence générale. Aux termes de l’art. 21 " lorsque l’activité exercée par la société est réglementée, la société doit se conformer aux règles particulières auxquelles cette activité est soumise ". De ce texte on peut estimer que la mise en harmonie des statuts n’est pas une exigence. L’art. 916 renforce cette situation en disposant que l’AUDG " n’abroge pas les dispositions législatives auxquelles sont assujetties les sociétés soumises à un régime particulier ". Le législateur ne trahit pas l’analyse substantielle qu’elle met en œuvre car il tient compte de la particularité des sociétés qui exercent une activité commerciale particulière pour les soumettre à un régime autre que celui des sociétés en général. Mais, il pâlit la lisibilité du texte.
On ressent le malaise qui l’habite à travers l’art. 976 al. 2 aux termes duquel on peut lire une disposition énigmatique très mal rédigée. Il est dit ceci : “les clauses des statuts (des sociétés soumises à une régime particulier) conformes aux dispositions abrogées par le présent AU mais contraires aux dispositions du présent AU et non prévues par le régime particulier desdites sociétés, seront mises en harmonie avec le présent AU dans les conditions prévues par l’art. 908 du présent AU”. Cette formulation hasardeuse traduit la confusion qui rejaillit lorsqu’on essaie d’en comprendre le sens. Non seulement l’AU ne définit pas ce qu’est un régime particulier mais en plus voudrait que les dispositions législatives régissant des sociétés soumises à un régime particulier ne soient pas abrogées et qu’elles soient dans le même temps mise en harmonie (c’est à dire abrogées et remplacées).
Dans de telles conditions, la détermination des règles juridiques applicables aux " sociétés soumises à un régime particulier " est problématique ; elle repose sur une contradiction inextricable à la lecture de certaines dispositions (art. 21, art. 1 al. 3, art. 916 al.1) on en conclut qu’elles sont soumises à un régime particulier mais d’autres dispositions contredisent une telle conclusion et laissent penser qu’elles sont soumises au droit commun. I / Elles sont soumises à un régime particulier ! Il faut préciser le sens de " régime particulier " avant de pouvoir déterminer le régime qui lui est applicable.
A/ " le régime particulier " ? L’AUDG ne définit pas ce qu’est un régime particulier. Aucune indication dans le texte ne permet de donner une signification à cette notion. Cette carence n’interdit pas que soit entreprise une recherche à l’effet de se faire une idée d’une acceptation. Dans cette entreprise on peut partir de la composition du même concept, et c’est moins le substantif " régime "que l’adjectif " particulier "qui peut soulever des interrogations” ; et si l’on s’attache en première ligne à préciser le sens de régime ce ne sera que pour en rappeler la définition classique. Un régime, terme commun en droit, est défini par l’ensemble des règles de droits qui régissent une situation juridique. Mais quid du mot " particulier
" ? La particularité n’est pas une notion juridique. Il n’existe pas de règles s’appliquant au particulier.
Il est vrai que lorsqu’une situation présente des spécificités singulières, il est de coutume de la soumettre à un régime dérogatoire du droit commun. Mais à quelle condition une société commerciale présente cette singularité qui justifie sa soumission à un régime particulier ? Cette particularité tient-elle à la forme ou (au fond) à l’objet ? De toute évidence la forme ne peut en aucune manière être à l’origine de la spécificité dans la mesure où l’art 6 indique avec une certaine précision, les sociétés commerciales à raison de leur forme et ce, quelque soit leur objet. Cet art. 6 en retient quatre et oblige " toutes personnes désirant exercer une activité commerciale " à " choisir l’une des formes qui convient à l’activité envisagée ". C’est qu’au titre de la forme toutes les sociétés sont logées à la même enseigne. Seulement, la commercialité d’une société ne s’établit pas du seul fait de sa forme. En fait, le caractère commercial d’une société est également déterminé par l’objet. Et c’est là, peut être, que prennent racine toutes les complications. Certes la loi définit l’objet de la société comme l’activité qu’elle entreprend et qui doit être déterminée et décrite dans les statuts. Cependant, la loi ne donne aucune indication sur la société commerciale par l’objet. C’est à croire même que cette forme est prohibée. Car le seul mode pour exercer une activité en société reste le fait de choisir parmi l’une des formes proposées par la loi. Or, la loi ne propose aucune société commerciale par l’objet . Et ce n’est précisément qu’en raison de cet objet qu’une société peut entreprendre une activité particulière. La loi fait d’ailleurs allusion à cet objet particulier en évoquant l’activité réglementée (art. 21). Dans ce cas c’est le fond ou l’objet qui va déterminer le régime auquel la société sera soumise. Seulement, la loi ne donne pas le critère de l’activité réglementée. On pourrait théoriquement dire que toute activité commerciale est réglementée, c’est à dire soumise à une réglementation en sus du droit commun : l’ acte uniforme sur le droit commercial général (ci-après AUDCG) ne réglemente t-il pas l’activité commerciale ? Pour autant, les commerçants doivent-ils se conformer aux règles particulières auxquelles ladite activité est soumise et, à ce titre, écarter, lorsqu’ils se mettent en société, les dispositions de l’AUDCG. Une telle manière de voir serait, pour le moins, extrémiste, mais n’en reste pas moins concevable. En outre et si on considère l’art. 21 comme dérogation au régime de droit commun posé par l’AUDG, il faudrait en faire une interprétation stricte, interprétation qui devrait s’appuyer sur une piste balisée par le législateur. En effet, il pourrait soit énumérer la liste des activités réglementées ou tout simplement dégager des critères distinctifs d’une telle activité. En l’absence de toute définition du régime spécial, il s’ouvre une boite de pandore où toutes les spéculations sur le régime juridique des sociétés soumises à un régime particulier sont permises.
B/ Le régime juridique applicable aux sociétés soumises à un régime particulier ? Ce régime juridique est de toute évidence un régime dérogatoire. La lecture de certaines dispositions de l’AUDG permet d’en percevoir les linéaments. Ainsi aux termes de l’art. 21 : " lorsque l’activité exercée par la société est réglementée, la société doit se conformer aux règles particulières auxquelles la dite activité est soumise ". La loi renforce cette dérogation à travers l’art. 919 qui indique que " le présent acte uniforme n’abroge pas les dispositions législatives auxquelles sont assujetties les sociétés soumises à un règlement particulier ". La lecture combinée de ces deux articles débouche sur une certitude selon laquelle il s’est réalisé une survie des législations particulières qui régissaient les sociétés exerçant une activité particulière. Il ne pèse pas sur ces sociétés l’obligation générale de mise en harmonie découlant de la mesure communautaire et qui consiste à abroger, modifier et remplacer les dispositions statutaires contraires aux dispositions de l’AUDG. Mieux, les clauses des statuts de ces sociétés continuent à s’appliquer même si elles sont " conformes aux disposition abrogées " par la loi uniforme. En définitive, les sociétés soumises à un régime particulier correspondent à celles qui exercent une activité réglementée.
Elles sont régies non pas par le droit communautaire mais par les législations nationales. C’est là une première marque révélatrice d’une uniformisation prudente certes mais qui ne va pas jusqu’au bout de sa logique à savoir l’élimination de tout pluralisme. S’il est hâtif de conclure à la faute législative, il faut au moins convenir que l’agencement des règles pose une juxtaposition de deux systèmes, un d’origine communautaire et un autre d’origine nationale, qui s’applique en même temps aux sociétés commerciales. De plus, les sociétés réglementées sont parfois celles qui jouent un rôle moteur dans les économies. Il s’agit des banques et des sociétés d’assurance. Or, si celles-ci échappent à l’uniformisation, les tentatives d’ériger un espace commun doté d’un droit des affaires harmonisées simples, modernes et adaptées sont compromises. En outre, aucune disposition ne s’oppose au fait que les Etats membres de l’OHADA décident d’ériger toutes les activités commerciales en activité réglementée. Du coup elles seraient sous l’emprise de l’art. 21 et échapperaient à l’acte uniforme. Ainsi l’art. 54 du traité ne serait qu’une pétition de principe car les Etats pourraient neutraliser l’application du droit originaire d’une façon autrement plus efficace que par la procédure des réserves. De toute façon, la notion de " sociétés soumises à un régime particulier reste mystérieuse. D’ailleurs ce mystère devient impasse à la lecture de certaines dispositions qui peuvent laisser croire que ces dites sociétés restent soumises au droit commun.
II- Elles sont soumises au droit commun Une même et unique chose ne peut être caractérisée par une pluralité de régimes applicables. Le souci du droit a toujours été de qualifier clairement les situations juridiques aux fins de les ranger en catégories, et ce dans l’ultime finalité de simplifier leur utilisation (la règle est un instrument). La loi n’est pas un facteur de désordre, elle ordonne et organise mais il est des cas où l’interaction des règles ( internormativité ) posées laisse percevoir un enchevêtrement impossible. S’il est vrai que la logique dicte qu’il soit fait un traitement différentiel à des situations différentes, il n’en reste pas moins que les principes juridiques sont peu ou proue hiérarchisés en sorte que certains sont indérogeables. Aucune spécificité ne peut justifier que leur application soit immobilisée. Les règles d’ordre public constituent ce genre de dispositions qui s’appliquent en tout état de cause. En clair, il n’y a pas d’exception à l’ordre public si tant est que, de l’avis du Doyen Carbonnier, celui-ci est le rocher sur lequel se construit la société. L’idée de base ou fondement est assez flagrante. Dans l’Acte uniforme, l’art 2 pose le caractère d’ordre public du texte. Les seules dérogations possibles sont celles que ce même art. 2 prévoit. Ainsi, en dehors de ces cas, les dispositions de l’acte uniforme s’appliquent nécessairement en ne tenant aucunement compte de telle ou telle autre spécificité. Il s’agit de dispositions impératives auxquelles les conventions particulières ne peuvent déroger. Toutes sociétés les commerciales sont des conventions particulières (deux ou plusieurs personnes conviennent par un contrat, de créer une société commerciale, art. 4) et à ce titre ne peuvent déroger aux règles d’ordre public s’agirait-il de banques ou de sociétés d’assurance. Au surplus, toute société commerciale dont le siège social est situé sur le territoire de l’un des Etats-parties (art. 1) désirant exercer en société une activité commerciale (art. 3) est soumise aux dispositions de l’Acte uniforme l’AUDG. L’art. 919 vient dans la même ornière abroger toutes les dispositions légales contraires. Au total, la question qui reste posée est celle de connaître le régime auquel les sociétés qui exercent une activité réglementée sont soumises. De deux choses l’une, soit il y a une application distributive des règles du droit communautaire et des règles du droit national, ce que semble suggérer l’art. 916 al. 2. En effet, les sociétés commerciales et les GIE demeurent soumis aux lois non contraires à l’Acte uniforme (art. 3 al. 3) et les clauses des statuts qui sont contraires seront mises en harmonie (art. 916 al. 2). Soit seul le droit communautaire s’applique ce qui rendrait la législation du droit des sociétés commerciales incohérentes. En conclusion, il faut regretter que la définition de société soumise à un régime particulier n’ait pas été donnée. Mais il faut relever la pertinence de la logique substantielle qui a été mise en œuvre quoique cette logique eut gagné à être articulée à une approche systémique pour éviter que les textes dans leur application ne produisent des bouclements. En tout état de cause, il est dans la nature du droit de laisser des zones d’ombre qui frisent l’absurde : " Le droit est trop humain pour prétendre à l’absolu de la ligne droite. Sinueux, capricieux, incertain (…) dormant, s’éclipsant, changeant mais au hasard (…) imprévisible par le bon sens comme par l’absurdité " disait Jean Carbonnier. Cette affirmation du Doyen ne dédouane pas le système juridique qui, en tant que phénomène normatif mais aussi science (c’est à tout le moins sa prétention) doit respecter une méthodologie stricte et rigoureuse. Cette méthodologie scientifique décrit une relation du type si on a ceci alors on aura cela. Et selon Bourdieu " la liberté qui consiste à choisir d’accepter le si est dépourvue de sens aussi longtemps que l’on ignore la relation qui l’unit à un alors". Ceci fait résonance à une caractéristique de la règle du droit qui est très souvent négligée. Il s’agit du caractère hypothétique : " toute règle de droit peut s’écrire sous la forme : si tel événement se produit, telle conséquence juridique en découle". C’est de ce caractère hypothétique que dépend la prévisibilité. Dés lors, tant que la règle ne peut pas être formulée de cette manière, la prévisibilité, et en conséquence la sécurité sont compromises. Mais de ce trait, il ressortit la vocation de tout ordre juridique à régir toute question de droit car si aucune source de droit n’a expressément posé une règle attachant telle conséquence juridique à tel type de fait, il résulte de leur silence une règle implicite, selon laquelle le type de fait n’entraîne pas de conséquence. Seulement l’existence en puissance d’une solution à tout problème de droit est exclusive à l’existence de deux règles de même valeur mais contraires. Cette contrariété conduit à un retrait, un recul du droit par auto-neutralisation : " par ses propres exigences (contradictions), le droit en arrive à s’annihiler lui-même. Ce n’est plus son dessein, ce sont ses contradictions internes qui creusent des trous de non-droit ".