
La sanction sociale du 25 mars marque la date de naissance de ce que nous appellerons ici la troisième république au Sénégal. En effet, nous considérons que l’élection de M. Macky Sall ouvre de nouvelles perspectives et inspire un nouvel espoir. Parce que tout simplement rien ne sera comme avant. D’abord une nouvelle génération accède au pouvoir. Une nouvelle première dame arrive. Ce qui semble, ici, relever du détail est si important dans cette république qui a longtemps fonctionné dans la dichotomie instituée par le colon : citoyens des quatre communes versus indigènes de la périphérie. Même si les autres en étaient issus, ils ont vécu le complexe de cette dualité car ayant évolué dans deux mondes contradictoires. L’actuel locataire du palais de l’Avenue LSS est un pur produit postindépendance, dans tous les sens du terme. C’est aussi cela la grande rupture. La masse actuelle des citoyens est largement formée d’individus nés après ou un peu avant les indépendances. C’est ainsi comme un afflux de sang neuf.
Le handicap d’Abdoulaye Wade est d’avoir exercé le pouvoir avec ses « fils », ce qui avait fini par rendre la république ingouvernable, étant donné que son fils biologique lui-même fait partie de cette masse à la seule différence que… Cette donnée a vicié le régime sans que personne ne puisse efficacement agir contre. La république était devenue une fratrie, le parti une famille (où les militants s’appelaient « frères », sans même pouvoir saisir toute la portée perverse de cette appellation dans le cadre politique) et la présidence tout simplement la maison du père. Tous étaient redevables du père qui leur « a tout donné ». Jamais la république n’a été aussi manipulée par le sentimentalisme ombilical. Jamais le paternalisme n’a été aussi fort en république. Et jamais le patrimonialisme n’a été aussi poussé et aussi grave. Cette république dont les citoyens ont l’habitude de dire : « Nous votons depuis… ». Ils (les fils !) avaient réussi à inculquer au peuple cette maxime : Gorgui signifiant le « sage » alors qu’il pouvait bien revêtir son autre versant : « l’impotence ».
Mais depuis douze ans, il a permis d’entretenir les illusions au point d’intégrer la gabegie et le maatey (le laxisme, la désinvolture et l’arrogance) à son mode de gouvernement. Omnipotence d’un père qui souhaitait à défaut d’enterrer le vrai père de la Nation lui ressembler voire le dépasser, en bâtissant des énormités de l’âge des grands timoniers de ce monde. À terme, c’est l’inflation de son individualité et l’absolutisation de sa personnalité concentrant entre ses mains tous les pouvoirs qui ont condamné Abdoulaye Wade, l’ont isolé et ont fini par le faire tomber. Tel un fruit pourri sur l’arbre.
On ne pouvait rien être sans le père. Il a fabriqué tout le monde et insufflé la lumière à tous au point qu’on devenait prisonnier de cette donnée qu’aucune logique politique (biologique) et républicaine ne pouvait expliquer, ce qui fait que le mérite personnel n’avait plus aucun sens. Il fallait répondre au père, se soumettre au père pour être et demeurer. Le seul mérite semblait être se dépenser sans compter pour le père, même si on devait prendre le chemin sinueux de l’arrogance. Jamais l’arrogance n’a atteint ce seuil d’aveuglement au point que d’honorables citoyens firent les frais de l’insolence devenue institutionnelle de certains de nos concitoyens parmi les plus médiocres promus et placés au cœur de la République. Toutes les formes d’expropriation étaient permises : agressions et meurtres (qui attendent d’être élucidés), mensonges (qui ont atteint le summum avec la formule qui collera éternellement à l’homme Abdoulaye Wade, Wax Waxeet), vols du bien public, du moment où les « soucis d’argent ont été déclarés finis » jusqu’au dépouillement et au dépeçage du palais de la République et des ministères, ce qui veut dire de l’avènement de Abdoulaye Wade président jusqu’à sa déchéance. Car en vérité, tout y est passé : expropriation foncière, marchés de gré à gré, enrichissement illicite d’une caste de privilégiés proches de l’homme et de son fils, redécoupage territorial à partir d’un projet politicien illégitime, etc. etc.
Ce comportement a marqué de son sceau les douze années d’existence de la seconde république. C’était une république de dépeçage et de festin. C’était la seule voie de salut ou alors c’était l’humiliation et le bannissement. À jamais. La descente aux enfers des « fils » et « filles » contestataires de l’ordre d’un père devenu gâteux suivait l’ordre donné par les courtisans les plus proches. Depuis que la république s’est transformée en famille et en courtisans, nous autres avons continué à faire les marmitons, grappillant de gauche à droite comme des demeurés. Le Sénégal était défiguré et méconnaissable, car la médiocrité s’était emparée des réalités ambiantes et à tous les niveaux de la vie.
Mais l’occupation de la Place de l’Obélisque, les tentatives de tenir campagne à la Place de l’Indépendance, les émeutes et leur cortège de morts démontrèrent comment un régime peut succomber à la tentation du mal, du mal absolu.
Dès lors, il fallait trouver une stratégie rodée que seuls les régimes dictatoriaux utilisent à merveille : l’épouvantail du complot. On se faisait peur tout en continuant à occuper les stations-radios. Il fallait faire semblant de communiquer, en créant sans le vouloir une véritable cacophonie car on ne savait plus qui parlait et au nom de qui. La république ne fonctionnait plus comme elle aurait dû. C’était déjà la débandade, la fuite devant les responsabilités au point de déclarer sur les ondes des radios et chaines de télévision l’existence d’une milice recrutée au sein de retraités de l’armée. Il fallait chaque jour battre le vinaigre afin d’apeurer les citoyens et rendre l’ingouvernabilité possible. Jamais sentiment de peur n’avait habité la majorité de nos concitoyens. Elle était pourtant fondée, même si le contraire s’est réalisé. Les desseins n’ont pas trouvé leurs ressorts car le peuple avait compris l’enjeu pour ne pas tomber dans le jeu d’un pouvoir chancelant. Jamais le monde n’avait douté du Sénégal.
Le slogan daass fananal avait conquis les esprits.
Et surgit de ce tas une accusation honteuse, des menaces sur une partie de la population. La goutte de trop ! Perdre le pouvoir est finalement chose difficile à digérer. Mais le peuple, lui, veillait et les démocrates travaillaient. Rien ne peut arrêter la volonté d’un peuple. Un peuple déterminé suit sa discipline et agit en conséquence et rapidement au point de dérouter les ‘réveils-tard’. Car le jour du 26, tout est allé si vite. C’était la seule attitude à adopter pour vaincre l’arrogance qui brandissait « ses 51% » le 25 mars. Incroyable et ridicule ! Calcul faux pour tenter de s’éterniser au pouvoir (50 ans !) et profiter de ses lambris.
Une rupture s’impose, car il ne s’agit plus du père de la nation, du technocrate de l’ENFOM et du « messie » de l’an 2000, « fabricateurs » de trajectoires politiques et sociales. Il s’agit d’un fils des terroirs, qui porte encore les marques indélébiles d’une double ruralité. Il s’agit de l’arrivée au pouvoir d’un plébéien, dans le sens noble du terme. Il n’a ni l’âge d’un père omnipotent ni la rage d’un opposant arrivé tardivement au pouvoir. Il se doit donc d’écouter les échos encore vivaces des manifestations. Il se doit d’écouter les échos de cette double ruralité mesurée à l’aune du choix républicain : servir comme tant d’exemples dans ce monde car Gouverner c’est servir, pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Jacques Dalarun (Paris, Alma Editeur, 2012).
Il s’agit de continuer à cultiver l’humilité, le bon sens et la droiture, en vue de mener à bien l’éthique et la morale, socles de sa campagne. Il s’agit de réinventer la confiance sociale, l’esprit de sacrifice et surtout le mérite. Il s’agit de retisser les liens sociaux distendus par l’insolence d’une opulence usurpée et l’arrogance qui l’alimentait. Il s’agit de réinventer la « citoyenneté sociale » en limitant les effets négatifs des inégalités nées au cours des dernières années. Jamais l’inégalité n’a été si délibérément entretenue et si vorace.
En désarticulant les solidarités sociales, c’est à la stabilité démocratique même, dans son fondement, que s’attaque l’inégalité. C’est ce déséquilibre qui explique le 25 mars. À terme, le 23 juin n’a pas été seulement une opposition à la manipulation de la Constitution, mais elle a surtout été un refus catégorique de voir se perpétuer ces inégalités et ces injustices que rien n’explique.
En vérité, les citoyens excédés, tout en brandissant le slogan « Ne touche pas à ma Constitution » pour faire échec à son intelligence prédatrice et à sa tactique grossière et offensive d’accaparement du pouvoir, s’élevaient en même temps contre l’institutionnalisation de l’inégalité, de l’arrogance et de l’injustice sociale. L’histoire retiendra que ce jour fut l’acte fondateur d’une chute évidente.
Suivons donc l’ordre donné par le citoyen pour mieux comprendre ce qui nous attend. Le citoyen, dans son sens désincarné, est bien là debout. Il veille et désormais veillera toutes les minutes, les heures, les jours, les mois et les années à venir pour dire non aux déviances gouvernementales, aux manipulations constitutionnelles, aux découpages territoriaux, aux délégations spéciales et à la paupérisation académique et scolaire. Le citoyen a dit non ; non à tout désordre institué en règle. Quand le père se perd, les fils s’accusent mutuellement. Les repères de la morale et de l’éthique ont été brouillés, parce que personnifiés. Quand cette chose immatérielle prend forme et se solidifie, on la jette à la poubelle et on se dépouille comme un ver. Mais le 23 juin, le fruit avait reverdi, à la grande surprise du jardinier occupé à scier la branche sur laquelle il était assis.
Chute ! Ce fut une chute. Superbe chute !
Enfin, la plus grande imposture des douze dernières années, c’est d’avoir fait croire en la Renaissance africaine tout en cherchant à se maintenir au pouvoir par les moyens, la corruption des juges et la tentative de corruption des forces armées. Qu’aurait-été un Sénégal déstabilisé face aux coups de force récents en Guinée-Bissau et au Mali et les agissements inconséquents (expulsion de Sénégalais) de notre voisin du nord. Ce n’est pas un « grand homme » qui a reconnu sa défaite au soir du 25 mars ; c’est un homme diminué, qui n’avait pas le choix, face au raz-de-marée électoral en faveur d’un de ses « fils », face au refus de la compromission des forces armées… Il est sorti par les gouttières ou par la cheminée, tout recouvert de suie (la suie de la candidature forcée, la suie des morts inutiles qu’il doit avoir sur la conscience) emporté par la « brise qui ne deviendrait jamais un ouragan ».
La troisième République sera morale, ou elle ne sera pas, car l’acte citoyen du 23 juin se répétera toujours si jamais l’éthique souffre encore de cette douleur immonde qui a failli l’emporter. Le peuple a montré sa capacité à parer aux agressions par les hommes qu’il a choisis.